Le courriel est signé : "Cordialement, Charlotte." Mais le message n'a rien de cordial. En trois phrases, Charlotte, qui travaille dans un groupe du secteur de la santé, y presse l'un de ses fournisseurs de baisser ses prix. Raison invoquée : la mise en place, depuis le 1er janvier, du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), la mesure choc du plan de l'Etat pour redonner de l'oxygène aux entreprises. Ce crédit doit leur permettre de récupérer 4 % de la masse salariale pour les rémunérations allant jusqu'à 2,5 fois le smic.
En conséquence, "nous souhaitons une révision de 2 % à la baisse des tarifs de 2012", écrit Charlotte. En clair, elle veut que son fournisseur lui transfère immédiatement, sous forme d'une diminution des prix, l'essentiel de ce qu'il doit gagner grâce au CICE."C'est un véritable racket !", s'exclame Pierre Pelouzet, l'ancien directeur des achats de la SNCF nommé par l'Etat en novembre 2012 médiateur des relations interentreprises. Le courriel lui a récemment été transmis de façon anonyme, sans que les sociétés en cause puissent être identifiées – "vous voyez, l'omerta subsiste". D'autres dirigeants de PME lui ont montré des documents similaires, mais sans les lui laisser.
"ELLE TUE LE TISSU INDUSTRIEL"
Le message en cause n'est pas forcément illégal, sauf s'il se traduit par une modification unilatérale de contrat. Mais il est "tragique, juge M. Pelouzet. Quand une grande entreprise extorque ce genre de baisse de prix à une petite, elle croit être gagnante. Or en faisant mal aux autres, elle prend des risques pour elle-même, car elle tue le tissu industriel dont elle a besoin".
Cette affaire en témoigne : avec la crise qui n'en finit pas, les ventes en berne et les trésoreries de plus en plus exsangues, les relations entre les entreprises sont en train de se tendre nettement. En particulier dans des secteurs très secoués comme l'automobile. Tous les moyens semblent alors bons pour faire des économies sur le dos de ses fournisseurs. "Mais parfois, la crise a bon dos, ajoute M. Pelouzet. C'est devenu une excuse pour grappiller un peu de marge en utilisant des méthodes détestables, même dans des branches qui vont bien, comme la santé."
Le racket au CICE est la trente-septième "mauvaise pratique" identifiée par la médiation depuis sa création en 2010. Les plus fréquentes restent le non-respect des délais de paiement et la rupture brutale de contrat. Soudain, une entreprise qui veut éviter de mettre son personnel au chômage technique va, par exemple, rapatrier dans ses ateliers une production qu'elle confiait jusqu'alors à d'autres. Les sous-traitants ne pourront que pleurer sur leurs commandes restées lettre morte...
FRAGILES DOMINOS
"Depuis deux ou trois mois, la pression mise sur les acheteurs est remontée, constate Olivier Wajnsztok, directeur du cabinet AgileBuyer. Compte tenu de la conjoncture, les directions générales leur demandent de réduire encore les coûts. En même temps, il y a une peur croissante que des fournisseurs en difficulté disparaissent ou cessent de livrer." Car si tel est le cas, le donneur d'ordres risque à son tour d'être en danger. Fragiles dominos...
"Le rapport de force entre les entreprises n'a jamais été aussi dur qu'aujourd'hui", confirme Denis Le Bossé, président du cabinet ARC, spécialisé dans le recouvrement de créances. Un temps, la loi de modernisation de l'économie (LME) de 2008, puis la légère embellie conjoncturelle ont amélioré la situation. Sous la pression, les entreprises ont en particulier réduit les délais dans lesquels elles paient leurs fournisseurs. Mais depuis la mi-2012 et la nouvelle vague de la crise, les délais sont repartis à la hausse. Seules 31,5 % des entreprises françaises règlent actuellement leurs factures dans les temps, selon le dernier pointage effectué par les experts d'Altares. Le retard moyen tourne autour de douze jours.
"Ce matin encore, on m'a dit : "Voici votre traite, nous la paierons dans quatre-vingt-dix jours"", témoigne Frédéric Grivot, un des vice-présidents de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME). Il a eu beau répliquer que le délai normal était de soixante jours, invoquer la LME, la réponse a été sans appel : "Soyez content d'être payé. C'est ça ou rien !"
Souvent, les choses ne sont pas dites aussi crûment. Les délais sont censés être respectés, mais le client prétexte une adresse erronée, un mauvais numéro de commande... pour retarder le paiement effectif. "Toutes les astuces possibles et imaginables sont utilisées", note un patron de PME, sidéré.
CRAINTE D'UN RECOURS À LA MÉDIATION
L'enjeu est majeur. Si les délais légaux étaient respectés, quelque 13 milliards d'euros viendraient gonfler la trésorerie des PME et 9 milliards d'euros celle des entreprises de taille intermédiaire, estime-t-on. Seulement voilà : "Aujourd'hui, les entreprises sont tétanisées à l'idée de réclamer le paiement de leurs factures, relate M. Le Bossé. Elles ont trop peur de perdre leurs clients. Quant à facturer des intérêts de retard comme la loi le prévoit, elles n'y pensent même pas, surtout les PME ! Et les sanctions existantes ne sont pas mises en oeuvre."
Pas facile pour une petite ou une moyenne société de saisir la justice contre un groupe dont dépend une grosse partie de son chiffre d'affaires, quand ce n'est pas sa survie. Le recours à la médiation interentreprises suscite lui aussi des craintes, alors même qu'il débouche sur un accord dans 80 % des cas.
"J'y ai fait appel récemment pour un litige avec un fournisseur d'énergie qui voulait m'imposer de payer en quinze jours seulement, raconte Elfrieda Blasczak-Desboeufs, la dirigeante de deux PMI lorraines. Grâce à l'intervention du médiateur régional, un responsable commercial est venu me voir, la pression est retombée et j'ai obtenu de payer à trente jours. Pour une facture de 20 000 euros par mois, ce n'est pas négligeable."
Pour améliorer la donne sur le front des délais de paiement, Bercy a promis d'effectuer 2 000 contrôles en 2013. Pas sûr que cela suffise à inverser le rapport de force.
Par Denis Cosnard - 22/04/2013
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